Carrache (Lodovico Carracci)
2024-01-27Katechizm św. Józefa z Baltimore dla dzieci
2024-01-29La salle à manger de Sainte-Beuve
Sainte-Beuve, qui se savait lu, le soir, en famille, sous la lampe, éliminait avec un soin scrupuleux tout ce qui aurait pu blesser l'oreille, le goût et les mœurs. Il observait toutes les politesses et les bienséances. La pensée pouvait être hardie, l'expression était toujours modérée. Ce serait à croire que les mœurs ont bien changé depuis, s'il fallait prendre au pied de la lettre le paradoxe, mis en circulation par des écrivains intéressés à la chose, que la littérature est toujours l'expression des mœurs, car la sienne était bien honnête. Il y étendait le champ de la Critique, qu'il transformait en un souple et docile instrument d'enseignement et de propagation par les Lettres, l'appliquant à tout, ne le spécialisant pas, faisant en un mot de la littérature un vaste domaine encyclopédique, comme l'a dit Coppée, dans lequel entrait tout ce qui pouvait s'y rattacher.
Les arts eux-mêmes, qui lui étaient étrangers, ne lui échappaient pas, et il les rejoignait toujours, quand la curiosité le tentait, par quelque côté littéraire ou épistolaire. Témoins Gavarni et Horace Vernet. Il ne fut pas étranger, en 18G9, à la publication dans la Revue des Deux Mondes f toute vouée à des intérêts rossiniens, d'une étude sur le Drame musical et U Œuvre de Richard Wagner, qu'il n'était pas fâché de connaître, ditil à M. Buloz, qui s'en défendait.
L'abstraction était à peu près exclue de sa critique, et il y brûlait bien des broussailles encombrantes ; il y défrayait des voies utiles au monde nouveau, et il s'efforçait surtout d'y donner le Vrai — le Vrai seul — pour base à la littérature, dont il s'efforçait par cela même de faire de plus en plus une science. Ce qui ajoutait de l'autorité à sa méthode, c'étaient le goût et le scrupule avec lesquels il écartait toute donnée imprécise ou inexacte, et mettait en relief tout ce qui, au contraire, dans l'observation des faits ou des phénomènes de l'idée pure, pouvait contribuer à la découverte plus approfondie et plus réelle de l'esprit humain, subdivisé par lui en familles. Il mérita par là le titre d'inventeur, qui lui fut décerné par Taine à sa mort, pour avoir greffé sur l'arbre de la science une classification nouvelle, empruntée à Thistoire naturelle des esprits. Il contribua, dans tous les cas, à élargir Tesprit critique, qui s'en tenait jusque-là à des formules vaines et spécieuses, mises en circulation par le célèbre et brillant fondateur de l'éclectisme, et qui sévissent encore à l'état de lieux communs.
Sans être précisément populaire au Quartier latin, pour des raisons, je l'ai dit plus haut, qui appelleraient, à être déduites, une plume d'exception comme la sienne, impartiale et fine, il y était suivi et lu. Je demande pardon de parler de moi, mais une anecdote, qui m'est personnelle et qui le concerne, m'y amène. Je m'étais logé, sur son indication, dans un hôtel du passage du Commerce, qu'il avait habité autrefois avant de devenir bibliothécaire à la Bibliothèque Mazarine, — Thôtel de Rohan, dont on avait fait Rouen comme le Tu or a, de la sachette de Notre-Dame de Paris, était appelé le trou au rat. Un lundi soir, en 1861, j'étais monté au premier étage du café Procope, croyant trouver moins de bruit en haut qu'en bas, où le cliquetis des dominos troublait la lecture des jour d'Homère par la racine, et pouvoir en écrire sciemment, en toute connaissance de cause. Ce sont là de ces sensations délectables qu'ont seuls les poètes de la famille d'André Chénier ou de Voltaire. Ces délicats sont malheureux, car ils souffrent d'une faute de goût, autant que Saint-Saëns ou Massenet d'une dissonance. Leurs nerfs sont facilement irritables. Sainte-Beuve avait de ces vivacités d'esprit, qui se traduisaient par des coups de plume. Il était bon, pourtant, et d'une philosophie à la Térence pour les maux réels ou imaginaires — qui n'en sont pas moins des souffrances — dont sa maison était le confessionnal. Il y compatissait en parfait moraliste qui en tirait profit pour sa propre connaissance du cœur humain ou féminin, point principal et objectif de ses études de pénétration. La confiance allait à lui comme au conseiller sûr et indulgent, à qui l'on pouvait tout dire. La plus belle pièce de sa maison, qu'il s'était ménagée, semblait disposée pour tout entendre. Quelques marches d'un escalier étroit en limaçon menaient à Tentresol : un couloir aboutissait à une double porte qui amortissait les bruits extérieurs. Il avait soin, dès qu'on entrait chez lui, de crier: « Il y a un pas », et ses visiteurs l'avaient remarqué. C'était pour avertir d'un malencontreux exhaussement du parquet où l'on risquait de trébucher, si l'on ne prenait pas garde. La maison était à l'antique.
L'illustre Sarcey a répété, d'après Victor Hugo, qui était lui-même un Antinous, que Sainte-Beuve était laid. D'autres, qui se sont regardés sans doute dans le même miroir, ont renchéri depuis. Il est un peu puéril d'avoir à discuter sur la beauté d'un homme. Le véritable beau sexe doit s'y connaître mieux que nous, et ceci me rappelle une facétie du bon vieux temps, l'Homme fourré de malice, du graveur Abraham Bosse : « Dans une haute salle, qui semble le vestibule de quelque palais, un soucieux personnage assis dans un fauteuil, le coude appuyé sur le coussin d'une table, nous apparaît dans un manteau étolTé, doublé, non pas d'hermine, mais de nombreuses têtes de femmes, presque toujours jeunes et agréables... » L'auteur *, qui fait cette description, la commente ainsi : « Toutes ces beautés ont fortement tracassé le cerveau de l'important personnage : brunes et blondes, grandes dames ou grisettes, Agnès ou Ninon, se sont emparées tour à tour de la vie de l'homme... » Seulement, celui-ci est un mélancolique, un misanthrope, qui n'a pas su garder, dans son cœur, « de capricieux airs de tête, de charmants sourires, de féminines fantaisies », pour en charmer son âge mûr, en sourire, et « regarder les petites trahisons comme une belle regarde dans son écrin les feux de ses pierreries... » Il n'avait pas la sagesse de Sainte-Beuve, dont un ami répondit à l'une de ces Agnès ou Ninon, qui se plaignait d'avoir été oubliée sur le testament du philosophe; « Quand vous vous seriez mises toutes pairang de trois à son enterrement, vous n'auriez pas pu tenir jusqu'au cimetière.
La salle à manger de Sainte-Beuve
by Troubat, Jules Auguste, 1836-1914, Paris 1910.
Photo : Pixabay