N'est-ce pas lui qui l'inaugure au théâtre par Charles IX ?
Venu tard , venu le dernier, Marie-Joseph, ainsi qu'il était naturel, se trouva réunir effectivement en lui ces deux rôles de poëte et d'orateur, et il parla dans les assemblées le langage que ses héros parlaient a la scène. Cependant, on le devine, c'est surtout, c'est seulement comme le poêle , en quelque sorte officiel et décfaré de la République française, qu'il apparaît tout d'abord aux yeux de l'histoire littéraire. Rouget ne laissa échapper que par hasard le cri de la Marseillaise, et l'Ode au Vengeur de Le Brun ne fut ({u'un énergique accent de sa vieillesse. Chénier, au contraire, est jeune quand la Révolution s'ouvre ; sa renommée commence , grandit et s'achève (bien injustement) avec elle. La Révolution ! n'est-ce pas lui qui l'inaugure au théâtre par Charles IX? n'est-ce pas lui qui l'accompagne aux frontières avec le Chant du Départ? n'est-ce pas lui enfin qui demain , lorsqu'elle sera vaincue au dedans , lorsqu'elle devra courber son front sous le joug d'un soldat, n'est-ce pas lui qui rendra encore a la liberté le plus grand hommage qu'elle puisse recevoir, la flétrissure de la tyrannie? Tibère a la Promenade, Épître à Voltaire sont la protestation suprême des tribuns de la Convention contre l'Empire, des restes de l'esprit inquiet du wnr siècle contre le retour des idées religieuses et contre la réaction monarchique. Encore une fois , Chénier apparaît au seuil de l'ère nouvelle comme le dernier représentant de la poésie.
Vif, instruit, intelligent
Un peu avant le milieu du XVIII siècle , un orphelin qui sortait des études et qui avait le goiit des entreprises, quittait les environs do Toulouse , où il était né d'une famille honorable et ancienne, pour courir le monde, pour chercher fortune. Laissant généreusement son patrimoine a sa sœur, il prit juste de quoi faire le voyage de Turquie , et arriva presque sans ressources à Constantinople. Ce jeune Français , que n'elîrayait pas l'exil , s'appelait Louis de Chénier. Dieu , et son zèle aidant , il se trouva bientôt à la tête d'une maison de commerce assez importante. Le comte Desalleurs était alors ministre de France près la Porte : il connut Louis de Chénier, et l'attacha à l'ambassade. Surpris par la mort loin de son pays, M. Desalleurs délégua à son protégé les fonctions de consul général , qui lui furent bientôt confirmées par la cour de France. On était en 1763: c'est à peu près vers cette époque que Louis de Chénier se maria avec une Grecque très-séduisante , très-spirituelle , et dont la beauté fut longtemps célèbre. Devenue madame de Chénier, made- moiselle Santi-L'homaka (c'était, on l'a déjà remarqué, la propre sœur de la grand'mère de M. Thiers) eut en peu de temps une fille et trois tils, dont le plus jeune se nomma André. André n'avait pas deux ans encore quand, le 28 août 1704, survint un dernier enfant qui reçut le nom de Marie-Joseph: c'était le nôtre.
Les dispositions d'esprit et de cœur
Le contraire arrive chez Marie-Joseph : ces retours laborieux à l'antiquité, ces tentatives mystérieuses, ces essais lents et avares ne vont pas à sa nature empressée ; toute son érudition, c'est Voltaire et un peu Racine. La scène le tente tout de suite : on y escompte la gloire en une soirée. Voilà avec quelles dispositions d'esprit et de cœur les deux frères quittèrent presque en même temps le collège pour entrer dans le monde ; l'un mélancolique, rétléchi, passionné, ami des solitudes et du travail , ne vivant que pour deux choses , l'art et l'amour , c'était André ; l'aulre , plus bruyant , plus extérieur , à la fois vaniteux et généreux , irascible et obligeant , désireux de retentissement et de succès , c'était Marie-Joseph. Mais pourquoi les séparer déjà , pourquoi prêter d'avance une arme à l'implacable calomnie? Je voudrais plutôt les laisser longtemps auprès de cette mère pleine de tendresse et de grâce, qui aimait les lettres et à lui les lettres devaient être plus chères encore , puisqu'elle en espérait la gloire de ses fils.
<<(...) A Paris , on ne danse plus à trente ans. S'il est un âge pour renoncer aux agréments de la société, je voudrais savoir qui a eu le droit d'en fixer le terme; car cnlin les grâces, la santé, une constitution heureuse, sont des dons de la nature contre lesquels personne , ce ine semble , n'a le droit de réclamer. Est-ce une convention ? Qui Ta établie? Serait-ce la jeunesse? elle y perd assurément la première , puisque chaque instant la rapproche du terme si court qu'elle avait mis à ses amusements ; car on a peu de temps à être jeune et longtemi)s à ne l'être pas. Sont-ce les personnes de l'âge mur qui ont établi cette convention ? elles y perdent encore davantage. S'il y en a dans le nombre qui n'aient aucun goût pour la danse , ne craignent- elles pas qu'on leur fasse l'application du renard de La Fontaine qui propose à ses confrères de se couper la queue>>.
Les deux Chénier
On devine , rien qu'à ce court passage , en quelle atmosphère de grâce et de politesse furent élevés les deux Chénier. La danse , dans ce climat favorisé d'Athènes, avait toujours été la compagne de la poésie. Aussi, quand madame de Chénier peint , avec son pittoresque langage , tantôt la mollesse des danses voluptueuses , tantôt l'énergique et sauvage caractère des danses pa triotiques , je me ligure volontiers que ces rondes enla- cent devant moi leurs anneaux, et que des chants connus s'y mêlent et y répondent. Ici , c'est un soldat qui lève fièrement la tète et entonne avec force quelque hymne réi»ublicain de Marie-Joseph ; là , c'est une tille de l'Atlique , penchée amoureusement , qui murmure une idylle d'André. Oui, un rayon du ciel de la Grèce devait tomber sur le front de ces frères privilégiés.Mais c'est André surtout qui devait être un lils de la Grèce; sa mère, sans doute, lui en parlait souvent comme d'une patrie, et peut-être les pages qu'elle avait écrites éveillèrent-elles , dans la vive imagination de l'enfant, ce culte des lettres athéniennes auxquelles ses vers furent un perpétuel hommage. Il voua son intelligence à la Grèce ; il garda son cœur à la France. Marie-Joseph ne ressentit pas au même degré infueuce de ces mœurs élégantes, de cet intérieur orné et un peu oriental, qui semblent avoir agi si vivement sur son frère. L'aîné élevait dans son ame un autel à l'art, le plus jeune relevait à la gloire : heureusement, Marie-Joseph, après l'épreuve, finira par où André avait commencé. Cependant il fallait prendre un état, se décider pour une carrière : les deux frères choisirent celle qui laissait le plus de loisir, et qui , dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, semblait le plus conforme aux lettres.
Tandis qu'André parlait avec son régiment pour Strasbourg, Marie-Joseph allait habiter Niort comme sous-lieutenant de dragons. La vie de caserne ne devait guère enchanter un Parisien de dix-sept ans , passionné pour la poésie , et qui , au lieu des amis célèbres de sa mère, au lieu de ses protecteurs familiers, les David, les Lebrun, les Lavoisier, ne rencontrait plus que des beaux esprits de province et des désœuvrés de garnison. Il se résigna pourtant et chercha une distraction dans le travail. Ses études avaient été mauvaises; il les refit tant bien que mal par des lectures. On voit comment ce ca- ractère emporté était rebelle a la discipline : il étudiait parce qu'il n'avait plus de maîtres. Mais, au bout de deux ans, sa patience fut a bout : il quitta le service et revint près de sa mère avec plusieurs canevas de pièces et quelques tragédies ébauchées. Son plus ardent désir était de débuter sur la scène.
Marie-Joseph devait être le poëte de la période républicaine j ce que la prise de la Bastille avait été dans l'ordre politi(iue , la représentation de Charles IX le fut dans l'ordre littéraire. La veille , Chénier était inconnu; le lendemain , son nom était sur toutes les lèvres. Cetle tragédie fut un véritable événement , et le critique voyait juste qui, dans le feu même du succès de la pièce, écrivait ' : « Quoi que fasse M. de Chénier, on dira tou- jours de lui : C'est l'auteur de Charles JX. » Cinguené, en ceci , était prophète.
Ce triomphe subit , ces acclamations populaires, celte famosilé inouïe dont la plus grande part devait se rapporter aux événements, eurent en efîet leur expiation . bienôt, avec un talent plus franc, plus tard, avec des éclats de génie, Marie-.loseph trouvera l'attention plus rebelle, et après lui le silence peu à peu se fera autour de son nom. On ne saurait se le dissimuler, aux yeux du plus grand nombre , Chénier est resté l'auteur de Charles IX. En se retirant des bords qu'elle avait battus avec fracas, la vague a emporté après elle plus d'un monument fait pour orner ces rives aujourd'hui délaissées. Ayons confiance pourtant !
Charles Labitte Marie-Joseph Chénier , 1764-1811; Poésies , Paris 1844 (extrait)
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